Cette recension d’ouvrages a été publiée dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère. Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La Responsabilité de protéger (Paris, Presses universitaires de France, 2015, 128 pages).
Docteur en sciences politiques et en philosophie, et spécialiste de l’éthique, Jeangène Vilmer s’attache ici à décortiquer le concept de « responsabilité de protéger » (R2P) apparu en 2001 et adopté par l’Assemblée générale des Nations unies quatre ans plus tard. Cette entreprise est particulièrement utile tant les préjugés sont tenaces à ce propos. La R2P a fait l’objet, dès le début, de nombreux débats. Si les États sont aujourd’hui d’accord sur sa définition, la façon de la mettre en œuvre suscite encore des controverses.
Dans cet ouvrage, l’auteur s’attache tout d’abord à explorer les sources du concept de R2P et démontre en particulier qu’il ne remet pas en question la souveraineté de l’État. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer expose très bien la différence fondamentale entre la R2P et le devoir d’ingérence qui est une « immixtion sans titre, c’est-à-dire sans droit ».
C’est ensuite la période de conception de la R2P (2001-2005) qui est présentée et, en particulier, l’introduction du concept par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE), elle-même issue de la « doctrine Annan » et portée par la diplomatie canadienne. La R2P naît officiellement en 2005, et c’est l’objet du troisième chapitre de l’ouvrage.
Elle est inscrite aux paragraphes 138 et 139 (qui font toujours référence) du document final du « Sommet mondial ». Son champ d’application y est précisé. Elle peut être invoquée en cas de génocide, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité et crime de guerre. La possibilité d’une intervention unilatérale est rejetée dans ce document et deux R2P sont distinguées : celle incombant à un État envers sa population et celle, « résiduelle », de la communauté internationale en cas de « défaillance manifeste ».
À partir de 2015, commence le temps de « l’opérationnalisation » du concept au sein de l’ONU. Cela passe, notamment, par la création d’un conseiller spécial pour la R2P en 2007. Un nouveau palier est franchi en 2011 avec les résolutions sur la Libye et la Côte d’Ivoire, qui autorisent pour la première fois des mesures coercitives sous couvert du Chapitre VII au nom de la R2P. L’auteur nous offre à cette occasion un éclairage très intéressant des débats autour des liens entre R2P et intervention en Libye. En fin d’ouvrage, l’auteur développe les approches régionales de la R2P et expose les critiques les plus courantes en démêlant de façon très convaincante le vrai du faux.
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer se distingue ainsi dans cet excellent ouvrage par la clarté de ses propos, une connaissance approfondie du système onusien et de ses pratiques et une étude très fouillée des nombreux textes et résolutions que produit cette institution. Ce livre est indispensable pour bien appréhender les débats, souvent stériles, autour de cette R2P qui « n’est ni une norme de droit international conférant une obligation d’agir ni un slogan sans caractère normatif. Elle est un engagement moral et politique d’importance qui participe à une construction normative ».
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Cette recension d’ouvrages a été publiée dans le numéro de printemps 2016 de Politique étrangère. Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Jean-François Huchet, Xavier Richet et Joël Ruet, Chine, Inde : les firmes au cœur de l’émergence (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 152 pages).
Cet ouvrage collectif analyse en profondeur l’essor des firmes multinationales (FMN) indiennes et chinoises depuis les années 1980.
Un premier chapitre compare l’évolution des politiques industrielles des deux nouveaux géants économiques. Le passage du socialisme au capitalisme indien s’est accompli sans véritable rupture. Les auteurs parlent de « continuité conglomérale » pour expliquer que cette lente mutation a profité à quelques grands groupes qui ont su s’internationaliser tout en maintenant leurs liens privilégiés avec la classe politique et la haute fonction publique. Le cas chinois est bien différent. Deux sous-périodes apparaissent : du grand tournant de la réforme en 1978 au milieu des années 1990, c’est l’ère du dirigisme avec la constitution de « champions nationaux ». Après 1995, ceux-ci seront rapidement supplantés par de grandes entreprises privées avec la bienveillance de l’État.
Le chapitre consacré aux FMN indiennes révèle comment elles ont su établir des partenariats avec des sociétés occidentales pour drainer techniques et savoir-faire, comme le montre le rapprochement entre Tata Motors et Fiat. En parallèle s’opèrent des spécialisations et des montées en gamme. La croissance annuelle dans le secteur des technologies de l’information est d’environ 40 % entre 1994 et 2009, ce qui permet de passer de fonctions de sous-traitance peu qualifiée à du conseil et à de l’audit à l’échelle mondiale. Mais de grands groupes émergent et s’internationalisent aussi dans des secteurs a priori plus fermés, tel Reliance Industries dans la pétrochimie.
Cinq caractéristiques majeures se dégagent de l’analyse des grandes sociétés chinoises. Le développement du capitalisme en Chine est de moins en moins le résultat de l’action publique : en 2010, 70 % de la production industrielle (entreprises étrangères et chinoises) étaient issus du secteur privé. Les FMN les plus renommées sont privées : Haier (électroménager), Lenovo (informatique), Huawei (télécommunications). Ensuite, le principe de joint-venture a assuré à la Chine le transfert de technologies, accélérant sa capacité d’apprentissage ; pourtant, les performances d’innovation demeurent perfectibles. Troisièmement, internationalisation, concentration, hausse de la profitabilité et de la R&D sont concomitants à partir de la fin des années 1990. Les principales motivations de l’internationalisation des firmes chinoises sont d’ailleurs l’accès aux marchés, l’accès aux ressources, la recherche d’actifs stratégiques et, dans une moindre mesure, la recherche d’efficience. En outre, les sociétés de l’Empire du Milieu sont désormais assimilées à des FMN comme les autres. Elles ont leurs propres stratégies d’acquisitions, de prises de participation, voire d’innovation. Dans le secteur automobile, Geely a racheté Volvo, Dongfeng est entré au capital de Peugeot et BYD est devenue une référence sur le segment des voitures électriques après avoir commencé par produire des batteries. Enfin, le capitalisme chinois a pris une nouvelle dimension à l’aube du xxie siècle : les investissements directs à l’étranger ont été multipliés par 60 entre 2000 et 2009. On comprend ainsi mieux pourquoi 73 entreprises chinoises figuraient dans le classement 2012 de « Fortune 500 » – il n’y en avait aucune quinze ans plus tôt.
Malgré un style parfois jargonnant, ce livre est une contribution originale à la compréhension des capitalismes indien et chinois. Il aurait toutefois dû s’attarder un peu plus sur les modalités de financement des FMN et sur le coût environnemental de l’industrialisation.
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