Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Julien Nocetti propose une analyse de l’ouvrage de Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance (C&F Éditions, 2020, 480 pages).
Christophe Masutti allie le regard de l’historien, l’expérience du praticien et la démarche militante dans cette somme sur la surveillance numérique et la vie privée en ligne : universitaire, hacktiviste et administrateur du réseau Framasoft dédié au logiciel libre, l’auteur s’approprie, autant qu’il déconstruit, le concept de « capitalisme de surveillance ».
Introduit par la Monthly Review en 2014 pour décrire les stratégies d’hégémonie américaine via le numérique et popularisé par Soshanna Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism (2019), il désigne à la fois un modèle d’économie numérique, un état de marchandisation invasive de l’espace en ligne, et une source de connaissances, de profit et de pouvoir convoitée. Pour Soshanna Zuboff, si le capitalisme du XXe siècle reposait sur la production de masse et la montée des revenus de la classe moyenne, le capitalisme du XXIe siècle reposerait sur la surveillance : l’extraction de données personnelles à l’insu des usagers.
Mais là où celle-ci voit un ensemble de pratiques coercitives à l’égard des individus, qui les contraint à vivre dans une économie immorale – avec l’idée toutefois qu’une réforme est possible –, Christophe Masutti envisage un prisme plus global. Ainsi, une « culture de la surveillance » – partagée par tous les acteurs du système international – structurerait nos sociétés et imposerait les technologies numériques comme moyens d’appréhender le monde. En d’autres termes, l’économie numérique s’appuierait essentiellement sur des processus culturels et des choix collectifs qui constituent non des contraintes, mais des propositions de vie. Dans sa dernière partie, l’auteur considère les modèles issus du logiciel libre et des services ouverts comme une résistance à ce capitalisme de surveillance, mais aussi comme une préfiguration de ce que pourrait être une économie de la contribution généralisée.
Pour Masutti, la surveillance est un enjeu organisationnel : les projets de contrôle à grande échelle des populations, exercés au moyen de traitements massifs et automatisés de l’information furent, à l’origine, conçus plus pour créer des schémas de gouvernance profitables que pour devenir des instruments de pouvoir. Les techniques d’acquisition et de gestion de l’information en masse servent, avant tout, à la rationalisation des procédures, à la gestion des services, et à construire des modèles spécifiques de relations, de travail, etc.
Mais la rationalisation a ouvert les portes d’une nouvelle forme de pouvoir, à la fois pour les géants du numérique qui savent exploiter les données, et pour les pouvoirs politiques. Il n’est pas anodin qu’un phénomène comme le nudge, à l’origine propre au marketing et destiné à provoquer une décision du consommateur, soit devenu un outil des campagnes électorales : les phénomènes de rationalisation internes aux entreprises se sont étendus aux institutions et aux processus politiques. Les récentes élections américaines en constituent une parfaite illustration.
Masutti n’élude pas la problématique du « solutionnisme technologique », revenue dans le débat depuis la crise du COVID-19 : le capitalisme de surveillance « transforme la politique lorsque les monopoles technologiques font assimiler aux États une doctrine qui stipule que chaque problème a une solution technique » (qu’ils sont à même de produire). Le succès apparent des « doctrines » montre bien, in fine, la sensibilité des interactions entre États et Big Tech.
Julien Nocetti
Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak proposent une analyse de l’ouvrage dirigé par Ulrich Fritsche, Roman Köster et Laetitia Lenel, Futures Past: Economic Forecasting in the 20th and 21st Century (Peter Lang, 2020, 224 pages).
L’ouvrage présente un historique et un état des lieux des prévisions économiques, domaine qui a connu beaucoup de désillusions, mais reste central dans la conduite des politiques économiques, les décisions des entreprises et l’évolution des marchés financiers. Il est issu d’une conférence tenue à Hambourg en octobre 2018, qui a réuni des économistes appliqués ou théoriciens, des spécialistes de l’histoire de la pensée économique et des sociologues.
L’introduction rappelle l’évolution des méthodes : la théorie des cycles économiques, la prolongation des tendances passées par des méthodes statistiques, les enquêtes auprès des entreprises et des ménages, les indicateurs précurseurs, le développement des modèles macroéconomiques structurels, puis la désillusion, le retour à l’analyse des données sans théorie, la vogue puis le déclin des anticipations rationnelles, les doutes après la crise financière de 2008, non anticipée par les prévisionnistes. Les prévisions s’inscrivent dans un contexte social. Les prévisionnistes travaillent dans des institutions spécifiques ; ils s’influencent mutuellement, tout particulièrement en Allemagne avec le « Diagnostic commun ». Les prévisions permettent aux agents de se coordonner sur un scénario commun. Elles peuvent être autoréalisatrices, ou auto-invalidantes.
Tara Sinclair montre que les prévisionnistes ont été incapables de prévoir les récessions. Celles-ci, issues de chocs exogènes et de non-linéarités, ne sont guère prévisibles. De plus, les prévisionnistes s’autocensurent, ne voulant pas risquer d’annoncer à tort une récession. Jan Logemann analyse l’histoire et l’usage des enquêtes sur la confiance des ménages. Marion Ronca, à partir de l’exemple suisse, montre que les projections à long terme des années 1960-1970 visaient à décrire et à instaurer une croissance stable, que la rupture de 1974 a décrédibilisée. Timo Walter analyse la pratique moderne des banques centrales, qui se fixent l’objectif de guider les anticipations d’inflation des marchés financiers supposés rationnels vers leur scénario de futur projeté. À la limite, celui-ci devient si crédible qu’il est indépendant de la politique menée, et donc sa réalisation devient problématique.
Werner Reichmann décrit la production des prévisions économiques ; celles-ci ne résultent pas seulement de méthodes formalisées, mais aussi de réflexions collectives, d’interactions sociales et d’émotions, soit la capacité de rationaliser les informations qualitatives. Olivier Pilmis analyse le processus d’ajustement des prévisions aux nouvelles informations ; les organisations internationales jouent un rôle moteur ; les prévisions de long terme sont plus stables ; le moyen terme repose sur un retour à un scénario d’équilibre. Jörg Döpke, Ulrich Fritsche et Gabi Waldhof montrent que la crise financière de 2008 et la grande récession ont peu changé les méthodes des prévisionnistes allemands. Ceux-ci se voient comme des ingénieurs ; ils sont coupés des milieux académiques dominés par des théories néoclassiques opposées aux politiques économiques actives.
Cet ouvrage devrait intéresser les prévisionnistes, les utilisateurs des prévisions, et tous ceux qui s’intéressent aux pratiques de l’économie appliquée. Une telle réflexion interdisciplinaire conduite en France serait bienvenue.
Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak