ZHU Jing est directeur général adjoint du département européen du ministère des Affaires étrangères chinois. Il répond à nos questions à l’occasion de son intervention dans le cadre de la première édition du Forum de Paris portant sur « Les nouvelles routes de la soie » organisée par l’IRIS et l’Ambassade de Chine en France, le 29 novembre 2017 :
– Comment définir les relations qu’entretiennent la Chine et l’Union européenne à l’heure actuelle ?
– L’initiative de « la ceinture et la route » constitue-t-elle l’opportunité d’une impulsion nouvelle au partenariat Chine / UE ?
– Un accord-cadre a été signé lors du 19ème sommet Chine / UE. Quels sont les projets concrets qui en ressortiront ? De nouvelles initiatives sont-elles en cours ?
Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS
Le 28 novembre, Madame Aliza Bin-Noun, ambassadrice d’Israël en France, est venue donner une conférence devant les étudiants de l’Institut de relations internationales et stratégiques. Cela n’a pu que réjouir les partisans du débat et irriter ceux qui souhaitent le rendre impossible.
Début septembre, Madame A. Bin-Noun, ambassadrice d’Israël en France, m’a contacté afin de prendre rendez-vous. Lors de ce dernier, elle me précisait souhaiter travailler avec tous les centres de recherche, bien qu’elle connaisse mes positions sur le conflit au Proche-Orient et que de nombreuses personnes l’aient mise en garde contre moi. Je lui réponds que l’IRIS est prêt à travailler avec tout le monde, tant que diverses opinions peuvent s’exprimer. J’ajoute que ma ligne de conduite personnelle est de toujours accepter le débat, même – et surtout – s’il est contradictoire. Ce que l’on peut davantage craindre me parait être son interdiction, qui l’amène souvent à se dérouler de façon souterraine et malsaine.
Ces contacts ont été antérieurs à la campagne menée par L’Obs et Marianne contre l’IRIS et moi-même, ainsi qu’aux déclarations de Manuel Valls affirmant avoir demandé aux ministères de l’Armée et des Affaires étrangères de cesser tous contacts avec l’IRIS, du fait de mes positions personnelles.
Je proposais à l’ambassadrice de prononcer une conférence devant nos étudiants, en lui garantissant un débat respectueux des personnes, qui pourrait néanmoins s’avérer critique des positions de son gouvernement. Elle me répliqua qu’elle était tout à fait disposée à participer à ce type de rencontre. Je ne doute pas que quelques radicaux aient pu lui reprocher sa « compromission » (ce qui fut d’ailleurs le cas après la conférence), tout comme je ne doute pas que certains viennent critiquer ma prétendue « soumission ».
Je demeure fidèle aux principes que j’ai toujours eus sur le conflit au Proche-Orient et ses répercussions en France, à savoir qu’au sein d’une démocratie, il ne faut pas cesser d’en débattre. Toutes les opinions peuvent s’exprimer, dans le cadre du respect des lois de la République. C’est d’ailleurs pour ces raisons que j’ai depuis longtemps débattu avec des personnes qui m’avaient vivement critiqué.
La conférence s’est déroulée le mardi 28 novembre 2017. Les étudiants d’IRIS Sup’ étaient présents en très grand nombre. L’ambassadrice, après avoir présenté sa position, a répondu à leurs questions, parfois très pointues. Mais, le débat est demeuré courtois, comme cela doit être le cas entre personnes responsables. Bref, un moment de libres échanges, où chacun a pu exprimer ses positions, sans agressivité ni censure.
Les étudiants, dont je suis particulièrement fier, ont pu s’exprimer librement et poser des questions critiques sur l’action du gouvernement israélien, auxquelles l’ambassadrice a répondu. Il y a toujours des personnes pour s’offusquer qu’on puisse débattre de certains sujets, avec ceux qui ne partagent pas les mêmes opinions. Mais, de même que la diplomatie sert à discuter avec les pays avec lesquels nous avons des différends, le débat est fait pour permettre à chacun de s’exprimer. Mme A. Bin-Noun n’est pas venue à Canossa et en l’invitant, je n’ai pas mis un genou à terre.
On souffre plus d’exclusion, d’anathème, de tentative de censure ou de diabolisation, d’amalgame et d’invective que d’une abondance de débats. Peut-on se prétende en faveur d’une solution à deux États en refusant tous contacts avec les autorités israéliennes ?
Tout le monde s’est félicité, il y a quelques jours, de l’avènement de la Coopération structurée permanente (CSP), outil prévu dans le traité de Lisbonne mais jamais appliqué, destinée à progresser vers la mise en place d’une politique de défense commune européenne. L’heure n’était pas, au moment de la notification de la CSP, de jouer les pisse-froid. La CSP est une avancée, on ne peut le nier, mais une fois l’encre de l’accord séchée, il faut bien faire une analyse un peu précise de son contenu et conclure que le compte n’y est pas ou, si on veut être optimiste, qu’il risque de ne pas y être.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir à la fois aux fondements de la CSP, il y a 15 ans, qui ont façonné son libellé dans le traité de Lisbonne et à la situation politique qui a prévalu lors de la négociation qui s’est déroulée lors de l’année écoulée : les deux « making off » ne sont pas les mêmes ce qui explique le décalage entre le projet initial et la réalité d’aujourd’hui.
L’idée de la CSP est née lors de la convention européenne qui s’est réunie en 2002 et 2003 afin d’établir le Traité constitutionnel. A cette époque, l’Union européenne fait le bilan des conflits balkaniques : elle a été en échec politiquement et militairement. On a certes mis sur pied entre 1998 et 2000 les institutions de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), grâce d’ailleurs à la prise de conscience des Britanniques de cette nécessité, mais on est aussi conscient que le bilan reste insuffisant. Il faut pouvoir faire plus, ce qui suppose que l’on sorte de la règle de l’unanimité et qu’un petit groupe pionnier se constitue sans que les autres membres de l’Union puissent bloquer ceux qui veulent avancer. La Coopération structurée permanente vise donc la capacité à remplir « les missions les plus exigeantes » par les pays qui « remplissent des critères plus élevés de capacités militaires ». La Coopération structurée permanente a donc été élaborée pour les pays qui sont dotés des outils militaires les plus développés. Ce sont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni qui sont visés, les pays qui sont à cette époque à l’origine du concept de battlegroup qui doit permettre de remplir ces missions les plus exigeantes, concept qui est d’ailleurs repris dans le protocole 10 relatif à la CSP annexé au traité de Lisbonne. La CSP est donc exclusive par nature, non pas pour exclure certains pays de cette initiative, mais simplement pour des questions d’efficacité : efficacité dans le déploiement des forces en cas d’opérations militaires, efficacité dans le développement des capacités militaires les plus élevées. Enfin, la CSP, dans son texte originel, fixe une autre règle : la coopération dans les opérations comme dans le développement des capacités. Et de la robustesse des engagements des Etats qu’elle présuppose découle également la possibilité d’avoir une plus grande intégration des politiques de défense des pays européens.
Or, la Coopération structurée permanente n’a pas vu le jour depuis que cette éventualité a été officiellement prévue dans le Traité de Lisbonne qui est entré en vigueur en 2009. La France a fait une tentative de mise en application lorsqu’elle a présidé l’Union européenne au second semestre 2008, mais elle n’a pas abouti, personne ne semblant au sein de l’Union européenne prêt à s’engager pour définir la CSP sur des critères très contraignants.
C’est le Brexit qui va relancer le projet de Coopération structurée permanente. La question qui se pose aux membres de l’Union, notamment à la France et à l’Allemagne, est alors de savoir comment resouder l’Union européenne affaiblie par le retrait britannique. A l’été 2016, la crainte est de voir l’Union européenne voler en éclat, l’exemple britannique étant susceptible de décomplexer d’autres Etats tentés de reprendre leur liberté. La défense va alors être choisie comme thème pour relancer la dynamique européenne en ayant pour cible tout aussi bien les gouvernements que les citoyens. Il y alors un besoin de sécurité accrue au sein de l’Union européenne que l’on ne peut nier. Au Nord et à l’Est de l’Europe, l’attitude de la Russie inquiète après l’annexion de la Crimée en 2014. La menace terroriste ne se limite plus à la France. La crise migratoire, même si elle n’implique pas de réponse en matière de défense, fait peser une contrainte forte sur les pays de l’Union. C’est dans ce contexte que les initiatives en matière d’Europe de la défense sont lancées avec, à la manœuvre, le couple franco-allemand tout comme les institutions européennes, Commission européenne et Haute représentante pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité. La transaction passée entre la France et l’Allemagne est la suivante : la France soutiendra le projet de Coopération structurée permanente poussé par l’Allemagne, alors que l’Allemagne soutiendra la France qui considère que le projet de Fonds européen de défense proposé par la Commission européenne est plus porteur d’avenir car se traduisant concrètement par un financement européen des projets de recherche de défense et de développements capacitaires.
Mais la contrainte originelle fixée au projet de Coopération structurée permanente « made in 2017 » conduit d’emblée à développer un projet diamétralement opposé à ce qui était prévu en 2002/2003 : il ne faut pas que la Coopération structurée permanente divise l’Union européenne après le Brexit. C’est donc la logique inverse de la CSP telle qu’elle avait été prévue initialement dans le Traité de Lisbonne qui visait au contraire à accepter la création d’un groupe pionnier qui par nature aurait certainement été restreint. Ses lignes directrices « new look » seront fixées lors du Conseil européen de décembre 2016 : elle sera « inclusive et modulaire », les deux mots qui vont sceller le sort de la CSP. Il ne fallait donc pas qu’il y ait de critères de définition qui soient clivants. Le résultat est que 23 pays ont rejoint la Coopération structurée permanente le 13 novembre 2017 et ils seront sans doute 25 quand interviendra la décision du Conseil établissant la CSP avant la fin de cette année 2017. N’en resteront alors en dehors que le Royaume-Uni qui quittera l’Union européenne le 29 mars 2019, le Danemark qui a fait un « opt out » pour la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) dès 1992 et Malte. En d’autres termes, la CSP ce n’est pas un groupe pionnier : c’est l’Union européenne ou peu s’en faut.
Alors certes on ne peut faire le bilan précis d’un outil dont il faudra attendre quelques années pour voir son effet effectif. Mais, disons-le tout net, aujourd’hui la CSP c’est un verre aux trois quarts vides.
On peut certes louer un succès politique dans la quasi-unanimité qui a prévalu pour adopter la Coopération structurée permanente : les plus réfractaires des pays à cette initiative, la Suède ou la Pologne, ce dernier craignant que la CSP n’affaiblisse l’OTAN, ont fini par « monter » dans le train CSP avant que celui-ci ne quitte la gare. Ils ont fait un choix européen. Le Brexit a donc eu l’effet inverse de celui que l’on craignait il y a un an : plus personne aujourd’hui ne veut se singulariser dans l’Union mais les signes inquiétants de santé de l’économie britannique, un an et demi après le référendum, ont certainement refroidi les tenants d’une sortie de l’Union.
Reste les résultats pratiques à attendre de la CSP et c’est là que l’optimisme n’est malheureusement pas de rigueur. Les engagements sont de trois natures principales et il est déjà possible d’en faire une analyse a priori :
– Les engagements relatifs aux dépenses de défense
Dans ce domaine, les obligations fixées dans la CSP soit restent vagues -il en va ainsi de celle relative à « l’accroissement des budgets de défense en termes réels » – puisque chaque pays pourra en fait choisir librement son rythme de progression, soit ne sont pas nouvelles. Ainsi l’objectif de consacrer 20% des budgets de défense aux dépenses d’investissement et celui de consacrer 2% des budgets de défense pour la R&T de défense avaient déjà été approuvés par les 27 Etats membres de l’Union européenne lors du comité directeur de l’Agence européenne de défense de novembre 2007. Force est donc ici de constater que l’on essaie de faire passer comme une avancée significative des obligations que ces mêmes pays s’étaient déjà fixés 10 ans plus tôt dans le cadre de l’Union européenne !
– Les engagements opérationnels
L’objectif est ici de rendre plus opérationnel les forces des Etats membres pour participer aux opérations militaires de l’Union européenne et de permettre notamment aux battlegroups de pouvoir être utilisés ce qui n’a jamais été le cas depuis la création de ce concept de force il y a plus de 10 ans. Mais à ce niveau-là, la CSP ne comprend que des obligations de moyens et pas d’obligations de résultats.
Ainsi quel pays pourra raisonnablement s’engager à conduire des réformes conduisant à assouplir les règles nationales d’engagement des troupes sur les territoires extérieurs ? Aucun à n’en pas douter car cette question relève de la responsabilité des parlements nationaux.
Quelle sera « l’approche ambitieuse » destinée à élargir le champ des coûts communs des opérations extérieures financées par l’Union européenne dans le cadre du mécanisme Athéna ? On doit ici se souvenir que François Hollande, alors président de la République, avait plaidé sans succès pour un tel élargissement lors du Conseil européen de décembre 2013. Peut-on sérieusement penser que l’on va réussir aujourd’hui et que c’est Malte qui bloquait cette avancée au sein de l’Union européenne
– Les capacités
C’est à ce niveau que l’on peut peut-être espérer des avancées dans le futur à condition bien entendu de respecter les règles fixées dans la Coopération structurée permanente à savoir :
> combler les lacunes capacitaires identifiées dans le Capability Development Plan (CDP), la planification de défense de l’Union, et par la Coordinated annual defence on review (CARD), c’est-à-dire l’information réciproque des Etats sur leur planification de défense ;
> favoriser les programmes d’armement en coopération au détriment des programmes nationaux ;
> renforcer l’autonomie stratégique et la base industrielle et technologique de défense européenne.
Ces trois principes sont judicieux mais ils risquent de se heurter dans leur application à trois lacunes majeures.
En premier lieu, l’obligation faite aux Etats de fournir les informations sur leurs planifications dans le cadre de la CARD n’est pas contraignante, elle se fera sur une base volontaire, ce qui est en soit un non-sens si on se réfère aux objectifs de la CSP.
En second lieu, le CDP souffre en l’état de n’être bâti qu’en fonction des missions de la PSDC qui ne comprennent pas la mission de sécurité collective qui relève pour la plupart des Etats membres de l’Union de l’Otan. Tout se passe comme si les capacités militaires définies dans le cadre de l’UE n’étaient pas destinées à protéger les pays de l’UE et donc les citoyens de l’UE ! C’est une contrainte liée aux origines de la PSDC dans le traité de Maastricht de 1992 qu’il faut faire tomber si on veut être crédible auprès des citoyens européens. Etant donné que les forces ne sont pas duplicables, les capacités développées dans le cadre de l’UE, quelles qu’elles soient, seront utilisables tout aussi bien dans le cadre de l’UE que dans le cadre de l’OTAN : cela renforcera la sécurité de l’Europe et une telle évolution n’affaiblirait pas l’OTAN comme certains seront tentés d’argumenter. Bien au contraire, cela la renforcerait.En troisième lieu, pour que les trois conditions fixées au développement des capacités dans le cadre de la CSP soient effectivement remplies, il faut une autorité forte au-dessus des Etats membres qui puissent trancher sur les différents projets capacitaires qui sont proposés. Cela veut dire qu’il est nécessaire de créer un poste de ministre de la Défense de l’Union européenne doté d’une administration qui puisse arbitrer de manière indépendante sur le choix des projets dans le cadre de la CSP. En effet, on peut craindre aujourd’hui que ni l’Agence européenne de défense ni l’Etat-major de l’Union européenne n’aient la capacité de s’affranchir des jeux contradictoires qui existent aujourd’hui entre les Etats soucieux de défendre leur intérêt particulier et non l’intérêt collectif.
En conclusion, avec la CSP, on peut donc s’attendre à plus de coopération en matière de développement des capacités militaires, ce qui en soi est déjà un progrès. Mais on peut douter que l’autonomie stratégique de l’Union européenne en soit substantiellement augmentée. Quant au soutien à la Base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, il est nécessaire que cela se fasse de manière rationnelle en favorisant les consolidations transnationales, en intégrant les chaînes d’approvisionnement de tous les pays de l’Union européenne, en constituant des consortiums européens sur la base de l’excellence technologique et en évitant de recréer des surcapacités industrielles à coup de programmes d’armement inutiles destinés à recréer une forme de juste retour : rien de tout cela n’est garanti aujourd’hui même si le pire n’est pas sûr non plus.
Au final, le bilan de la Coopération structurée permanente pourrait être le suivant : plus de coopération : sans doute, plus d’intégration des politiques de défense : peu probable. On ne verra certes le bilan exact de la CSP que dans quelques années mais, au-delà du succès politique réel que constitue son adoption, on peut craindre que les résultats pratiques ne soient que très limités. Les Etats membres de la CSP ont certes eu la présence d’esprit de prévoir deux clauses de revoyure en 2021 et 2025 permettant, si le besoin se fait sentir et il se fera certainement sentir, de créer une CSP + ou une CSP 2 qui prévoiraient des engagements plus contraignants pour les membres de la CSP. Mais, là encore, un frein institutionnel risque de bloquer une telle évolution : les décisions dans le cadre de la Coopération structurée permanente ne peuvent être prises qu’à l’unanimité en vertu de l’article 46 alinéa 6 du TFUE et non selon le principe de la majorité qualifiée : la règle du plus petit dénominateur commun risque donc de se perpétuer.
Un grand oral réussi, pourtant à hauts risques
Devant un public de 800 étudiants réunis dans un amphithéâtre houleux de l’Université de Ouagadougou, séduisant, habile, sur un mode parfois didactique – mais le lieu et l’audience s’y prêtaient – Emmanuel Macron a abordé le 28 novembre tous les grands sujets africains : terrorisme, trafic d’êtres humains (« un crime contre l’humanité »), changement climatique (« l’Afrique est à l’avant-garde »), l’urbanisation (« l’Afrique sera dans quelques années le continent des mégalopoles »), l’obscurantisme religieux (« une menace bien plus redoutable parfois que le terrorisme, car elle est massive, diffuse, quotidienne, elle s’immisce dans les écoles, dans les foyers, dans les campus, dans la vie politique »), la démocratie « un combat que vous avez ici mené et gagné ») et enfin la démographie, (« avec 450 millions de jeunes à insérer sur le marché du travail en Afrique d’ici 2050 »).
Sur ce dernier sujet délicat, – celui de la démographie – Emmanuel Macron était particulièrement attendu après la déclaration malheureuse qu’il fit en juillet dernier en marge du Sommet du G20 sur la natalité africaine excessive. Il devait se corriger et il ôta donc l’adjectif de « civilisationnel », mais surtout, avec une certaine virtuosité, il en appela à la liberté des femmes à choisir le nombre d’enfants qu’elles souhaitent. Il fut adroit et convaincant tout particulièrement en insistant sur l’importance indéniable de l’éducation des jeunes filles.
Le ton fut parfois lyrique, sur la francophonie par exemple, « un corps vivant dont le cœur bat quelque part pas loin d’ici ». Plus mesuré à d’autres instants, sauf lorsqu’il dénonça les trafiquants de migrants, « des Africains et non des Européens », des intermédiaires véreux comme du temps de l’esclavage. Ou pour mettre en garde, avec la même véhémence, contre les investisseurs étrangers qui n’ont pas les scrupules sociétaux et environnementaux des entreprises françaises, qui suscitent les troubles tout en pillant les ressources. Mais sans citer la Chine. « Ne vous trompez pas d’amis ! » a-t-il exhorté.
La revendication d’une connivence générationnelle
Avec un goût certain pour la franche mise en scène et l’envie irréfrénable de briser certains interdits, notamment lors de la séquence inédite pour un président français de questions-réponses avec les étudiants, Emmanuel Macron a cherché à instaurer une connivence générationnelle avec son auditoire. « Je vous parlerai avec sincérité mais aussi avec une profonde amitié. Je suis comme vous d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé». Les références furent de bon aloi : Nelson Mandela, Thomas Sankara, Ahmadou Kourouma, Joseph Ki Zerbo et même Felwine Sarr, le jeune économiste de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, l’auteur d’Afrotopia et qui inspira la conclusion du discours : « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi ».
L’on craignait le dérapage verbal, une fâcheuse habitude des politiciens français, comme chez Nicolas Sarkozy. Il fut évité dans le discours écrit mais il est hélas advenu quand Emmanuel Macron fit une mauvaise plaisanterie sur Roch Kaboré, son homologue, sorti un moment de l’amphithéâtre, prétendument pour « réparer la climatisation ». Emmanuel Macron donna aussi la leçon aux étudiants quand il dénonça leur esprit paradoxal, même s’il avait matière à la faire devant l’indigence ou l’absurdité de certaines questions qu’ils posaient (comme sur l’or burkinabé confisqué par la France ou sur le dynamisme démographique de la Chine).
Une volonté de rupture et une relation décomplexée
Reprise plusieurs fois, devant un public qui n’a que 15 ans de moins que lui, la formule « Je suis de la génération… » a servi adroitement pour asseoir le propos d’Emmanuel Macron sur la rupture. « Je suis d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation européenne sont incontestables et font partie de notre histoire. (…) Je suis d’une génération où on ne vient pas dire à l’Afrique ce qu’elle doit faire, quelles sont les règles de l’État de droit, mais [qui] encouragera celles et ceux qui en Afrique veulent prendre leurs responsabilités, veulent faire souffler le vent de la liberté ».
Il n’y a donc plus de politique africaine de la France. « Il y a une politique que nous pouvons conduire, il y a des amis, il y a des gens avec qui on est d’accord, d’autres non. Mais il y a surtout un continent que nous devons regarder en face». On entend clairement dans ce propos la fin de la Françafrique (la « France-à-fric », une mort déjà annoncée par Nicolas Sarkozy et François Hollande mais, cette fois, avec plus de conviction, probablement parce qu’elle est inspirée par un Conseil présidentiel pour l’Afrique composé pour moitié de jeunes Africains de la nouvelle génération. Rien ne fut oublié, et pour la première fois depuis Jacques Chirac on a trouvé un intérêt, manifestement sincère, pour la culture africaine, pour le patrimoine, la peinture, la musique, le cinéma et le sport, avec notamment l’annonce du lancement d’une saison culturelle africaine en 2018.
Certaines formules furent joliment tournées, destinées à faire date : « Aujourd’hui, nous sommes orphelins d’un imaginaire commun qui nous enferme dans nos conflits, parfois dans nos traumatismes. (…) L’Afrique est tout simplement le continent central, global, incontournable car c’est ici que se télescopent tous les défis contemporains. C’est en Afrique que se jouera une partie du basculement du monde. (…) C’est cela que je suis venu faire. Proposer d’inventer une amitié pour agir. Et le ciment de l’amitié, c’est de commencer par tout se dire ».
Un appel à la responsabilité des Africains
« Nous n’avons pas de leçons à donner ». Aux Africains donc de prendre leurs affaires en main. Comme de décider de rester dans la Zone franc ou de changer le nom du franc CFA. « C’est un non-sujet pour la France », a-t-il dit un peu rudement à ceux qui voient dans cet héritage colonial la poursuite d’un dessein pernicieux de la France et de ses entreprises. S’il défend une rupture dans la méthode, Emmanuel Macron n’est toutefois pas revenu sur les grandes lignes de la politique française au Sahel. La lutte contre le terrorisme djihadiste demeure, selon lui, « un impératif » et doit être menée à travers le nécessaire déploiement des forces du G5 Sahel. « Les solutions ne viendront pas de l’extérieur ». Et lorsqu’une étudiante l’interrogea sur le fait que Paris privilégie une approche sécuritaire, le chef de l’État lui rétorqua un peu sèchement : « J’aurais préféré vous envoyer nettement moins de soldats… Mais il faut les applaudir, les soldats français », eu égard à ceux tombés ou blessés au Mali.
Il reste à passer aux actes
Les engagements annoncés sont nombreux. Comme celui sur le patrimoine africain : « je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Comme celui du soutien à l’entrepreneuriat africain (« qui peut apporter les 450 millions d’emplois dont l’Afrique aura besoin d’ici 2050 »). La France consacrera plus de 1 milliard d’euros pour soutenir les PME africaines, avec l’Agence française de développement, la Banque publique d’investissement mais aussi les fonds d’investissements privés français. Comme celui de la création d’un fonds pour les infrastructures pour investir dans le numérique, les transports et l’agriculture.
L’engagement renouvelé lors du discours du chef de l’État sur l’aide publique est particulièrement contraignant puisque passer à 0,55 % du revenu national à l’horizon 2022 revient à augmenter l’aide de 6 milliards d’euros en cinq ans, soit pas moins de 1,2 milliard par an, une trajectoire mal engagée avec la loi de finances 2018 qui ne prévoit qu’une hausse de 100 millions. Les acteurs du développement attendent d’en savoir plus. Pour autant, Emmanuel Macron accompagne cette hausse de critères explicites d’efficacité et de proximité, avec une nécessaire « culture de l’évaluation », ce qui devrait donner une bien meilleure place qu’actuellement dans le dispositif de l’aide française aux associations, aux ONG et aux collectivités locales, les acteurs proches du terrain et connaissant le mieux les réalités. Les Africains seront vigilants sur d’autres dossiers, comme celui des visas de circulation de longue durée pour les étudiants ou la déclassification de l’ensemble des documents produits par les administrations françaises et couverts par le secret-défense sur les conditions de l’assassinat en 1987 de Thomas Sankara.
En octobre 2015, Serge Michailof publiait Africanistan, une somme qui présentait les défis auxquels l’Afrique faisait face et leurs conséquences dans un futur proche : démographie galopante, chômage massif de jeunes à demi-scolarisés. L’Afrique, expliquait-il, sera en 2050 plus peuplée que la Chine, mais les jeunes en âge de travailler y seront trois fois plus nombreux. L’une des premières explications de l’effondrement, à l’époque, de l’Afghanistan qu’il connaît bien.
Ex-directeur à la Banque mondiale et ancien patron de l’Agence française de développement (AFD), Serge Michailof maîtrise les arcanes des institutions internationales censées voler au secours des États fragiles et ne se prive pas pour dénoncer leurs limites. À l’occasion du Forum sur la paix et la sécurité de Dakar, à la mi-novembre, il a repris son bâton de pèlerin pour sensibiliser aux problèmes du Sahel, armé d’une plaquette reprenant les principales idées de son livre, réalisée avec Olivier Lafourcade, consultant, également ancien directeur à la Banque mondiale. Ces problématiques sont celles qui devraient occuper les débats au sommet UA-UE à Abidjan.
Pourquoi cette plaquette, après votre livre Africanistan ?
Parce que les politiques ne lisent pas les bouquins. Donc on a présenté ça aux candidats à la présidentielle en mars-avril. Les réactions ont été très bonnes, notamment avec les équipes de Macron. On a passé deux fois deux heures avec elles et on a été agréablement surpris, il y a du changement, des gens de grande compétence.
Les éléments que vous exposez sur la crise dans le Sahel étaient-ils une découverte pour eux ?
Oui. Ils voyaient le côté terrorisme et militaire, pas l’ampleur du drame social et économique. On a actualisé le document après la présidentielle et émis des recommandations. L’un des problèmes principaux est que chacun travaille en silo, le Budget et le Trésor. Et la vision est purement militaire. Le développement, la Banque mondiale et l’Union européenne s’en occupent. Or, ce n’est pas si simple. Tous les grands bailleurs ont échoué en Afghanistan parce qu’ils ne savent pas travailler dans ce type de situations. Ils travaillent dans des pays pauvres, mais bien gérés parce que, sinon, l’argent disparaît. Pour maximiser l’impact de l’aide internationale, il faut travailler dans des pays bien gérés, qui ont de moins en moins besoin de l’aide internationale. Alors que toute une frange de pays est en train de décrocher complètement de la mondialisation et s’enfonce dans des guerres civiles. C’est là que l’aide doit intervenir et elle n’a pas d’expérience dans ce domaine. Or, si le Sahel implose, l’impact va être considérable, sur l’Afrique de l’Ouest globalement.
La France et l’Union européenne pourraient-elles décider, cyniquement, de s’en laver les mains ?
Dans ce cas, il faudra mettre des barbelés autour de l’Europe. On a vu les miettes de l’immigration venue de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, ceux qui parlent anglais et ne veulent pas aller en France où il n’y a pas de boulot. On n’a rien vu. Quand il va devenir impossible de vivre dans les campagnes au Sahel, ceux qui vont venir sont liés à de la diaspora installée autour de Paris. Or, ce sont des gens difficilement assimilables. Je suis moi-même fils d’immigrés, je le sais : pour s’intégrer, il faut le vouloir. Et il faut une proximité culturelle. Ce n’est pas le cas de jeunes illettrés du Sahel dont beaucoup, dans les campagnes, sont salafistes. Plus une diaspora est composée d’un milieu culturel différent du pays hôte, moins elle interagit avec lui, plus elle grossit, moins elle s’intègre. Quand on ne peut pas intégrer les immigrés, on crée des fissures terribles dans la société. Cela entraîne des raidissements identitaires et une dérive vers les extrémismes politiques.
Selon vous, dans 5 ans, il sera trop tard.
Oui, pour le Mali, si on ne redresse pas la barre. Là, on peut encore reconstruire les institutions, ensuite, on ne pourra plus. Ça déborde sur le Niger, sur Tillabéri, Ayorou, Tahoua. Et le Niger n’est pas très solide.
Vous expliquez que nos outils ne sont pas adaptés, pourquoi ?
On remet de l’argent à des organisations multilatérales. En 2018, on aura donné 850 millions d’euros à l’Union européenne, on donne 350 à 400 millions à la Banque mondiale, on donne à la Banque africaine de développement, plus 50 millions dans des fonds des Nations unies qui ne servent à rien. Ce sont des institutions bourrées de fric ! Et ces agences ne sont pas gérées comme des institutions fondées sur le mérite, mais sur la nationalité. On construit l’inefficacité. La Banque mondiale est gérée à l’américaine et le Sahel francophone, quand j’y étais, ne les intéressait pas. J’étais conseiller principal du vice-président Afrique pendant 2 ans, il ne parlait pas français. Ils n’ont pas d’expertise en interne. Il y a des gens compétents pour faire un barrage, un chemin de fer, des routes, un programme macro-financier d’ajustement structurel. Mais le Sahel, c’est du régalien (dont ils n’ont pas le droit de s’occuper) et de l’institutionnel, construit sur le modèle français. Or, un Pakistanais ou un Brésilien, sans aucune idée de l’historique, va reconstituer des institutions comme chez lui.
L’urgence, dites-vous, c’est le développement rural.
Oui, et ils vont chercher des experts très pointus au Pakistan, habitués à travailler dans les milieux arides, ou dans le nord-est du Brésil. Ils débarquent sans connaître l’architecture institutionnelle, les sols, les gens, et ils n’ont pas le droit d’aller sur le terrain à cause des consignes de sécurité. L’expertise est en France. Pour reconstruire une gendarmerie, il faut des gendarmes français. Pour un ministère de l’agriculture, des experts du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, NDLR), l’AFD qui travaille dans le Sahel depuis 70 ans, Expertise France pour les fonctionnaires, l’IRD (Institut de recherche pour le développement, NDLR), les centres de recherche de Montpellier, les ONG françaises… Il y a une foule de gens compétents, mais ils n’ont pas un rond. L’AFD peut mettre 80 millions d’euros par an sur le Sahel, pour cinq pays ! Avec ça, on ne peut rien faire ! Il faut que la France travaille avec l’argent multilatéral. Le fonds Sida est surfinancé, mal géré, avec 360 millions d’euros par an. Cela n’a aucun sens, alors que l’on a 200 millions par an pour 16 pays en difficulté. Il faut prendre 250 millions de ce budget, lever un milliard et en verser pour la consolidation de la santé de base. Sur les 3,4 milliards d’euros promis en octobre 2015 au Sahel par les bailleurs de fonds, 3,7 % allaient au développement rural, on est à côté de la plaque. C’est à peu près le ratio de l’Afghanistan, 3,5 % pour le développement rural, entre 2002 et 2007. Ce n’est plus à la mode, donc il n’y a plus d’équipe technique, on fait autre chose, des ponts, des routes, c’est bien, mais il ne faut pas y mettre trop d’argent. Sinon, c’est comme des recettes pétrolières mal gérées, ça déclenche un syndrome hollandais et une inflation et une perte de compétitivité au niveau local. Comme en Afghanistan, qui a eu un afflux d’argent massif et n’a plus d’industrie ni d’agriculture.
Comment la situation a-t-elle pu autant se dégrader au Mali ?
C’était le bon élève, on y mettait beaucoup d’argent. Il y avait eu des élections propres. On a tous été séduits par Amadou Toumani Touré, il faisait des discours impressionnants sur la démocratie. Mais il avait sous-traité aux tribus et aux groupes touaregs la gestion du Nord, ce qui a entraîné un développement du trafic de drogue, et il a perdu le contrôle du nord du pays. Personne ne s’en est aperçu, parce qu’il avait une très bonne cote, avant 2010. Si le Mali dérape complètement, on va avoir un gros problème pour reconstruire les institutions. Ce n’est pas en donnant des conseils et du matériel, de l’assistance technique, qu’on y arrive. Il faut passer un deal avec le chef d’État, lui expliquer qu’il faut faire de ces institutions, devenues des mafias qui financent les campagnes électorales, une administration fondée sur le mérite. Il faut virer l’état-major, nommé pour des raisons politiques, ethniques, clientélistes, et ramener des gens sérieux. On fait le ménage en dessous. Ça prend 3-4 ans. Ça a marché en Afghanistan avec quelques institutions. En République démocratique du Congo, on a monté un ministère des finances bis qui surveillait un département ou une division du ministère, avec Matata Ponyo. Mais pour dire au chef d’État qu’il faut virer des alliés politiques et des cousins, il faut assez d’argent pour aider au recrutement de l’armée, payer le matériel, les salaires… Il faut un milliard par an, et on a 80 millions !
Sur quoi repose votre parallèle entre Sahel et Afghanistan ?
Il y a la démographie. En Afghanistan, ça s’arrange un peu, ils sont à 4,8 enfants par femme environ, grâce à l’urbanisation. Dans le Sahel, la densité humaine est telle que les gens n’ont aucun espoir de trouver un emploi dans le secteur agricole, à moins d’apporter l’irrigation. Il y a beaucoup de terres, mais pas beaucoup d’eau. Au Niger, en agriculture sèche, il y a 150 habitants au kilomètre carré vers Dosso et Tillabéri. Ils consomment leur capital foncier, le réchauffement climatique est très notable, on va à la catastrophe. Il y a l’impasse agricole, avec des ministères de l’agriculture et des systèmes de recherche détruits. Les 3N, au Niger (« Les Nigériens nourrissent les Nigériens »), c’est une bonne initiative, mais il n’y a personne pour la mettre en œuvre. Il y a la misère rurale : 0,2 % de la population rurale a l’électricité au Niger, au XXIe siècle, comment voulez-vous garder les jeunes à la campagne ? Il y a le chômage, parce que le modèle agricole ne marche plus et qu’il n’y a pas d’investissement intelligent. On peut transformer un paysage agricole désertique en 4-5 ans, et multiplier par deux ou trois son rendement en culture sèche. Mais il n’y a plus d’institution capable de faire ça, plus de système de vulgarisation. Il y a l’économie parallèle, la drogue, les trafics, les mafias qui alimentent les réseaux de pouvoir et commencent à contrôler une partie de l’appareil d’État, les douanes, la gendarmerie, la police. Les convois de haschisch marocain passent désormais par l’Algérie et le Mali parce que ce n’est pas contrôlé. Tout ça pourrit votre milieu. Et puis il y a l’irruption du salafisme chez les ruraux de moins de 50 ans. C’est un échec de l’enseignement. Culturellement, ces groupes ont gagné. Si on perd encore 5 ans au Mali, ils gagneront politiquement. L’enjeu des élections est crucial : si IBK truque et gagne les élections et qu’on laisse faire, on aura un président qui n’aura pas de légitimité, qui aura montré son incapacité politique à reconstruire l’appareil d’État, et ça va pourrir le deuxième mandat de Macron, parce qu’on va voir les cercueils des soldats revenir.
Vous parlez d’absence de l’État, mais au bord du lac Tchad, par exemple, on vivait mieux sans lui…
La gendarmerie et l’armée sont corrompues et ont un comportement intolérable pour les populations. Les reconstruire, ce n’est pas seulement en faire des unités plus professionnelles, mais qu’elles comprennent qu’elles sont à leur service, et pas là pour les racketter. C’est un travail considérable, on n’y arrivera jamais avec IBK. Au Niger, si, les dirigeants sont suffisamment inquiets pour qu’on puisse passer un deal avec eux.
Tout cela contredit les théories sur le décollage de l’Afrique, qui prévalent depuis 10 ans.
Pendant longtemps, on a eu une vision affreusement pessimiste de l’Afrique. Il y a eu 15 ans d’ajustements structurels, de guerres civiles. En 2000, la plupart des pays exportateurs de matières premières se sont mis à afficher des taux de croissance de 6 à 7 %. Parce que la Chine était un gros consommateur de matières premières, les prix se sont bien tenus, il y a eu quelques améliorations de la gouvernance économique. Les fruits de la croissance étaient mal répartis, mais on a vu des autoroutes se faire, ça démarrait bien. La Côte d’Ivoire, qui avait patiné pendant plus de 10 ans, a redémarré avec des taux de croissance de 9 %. Mais le taux de sous-emploi est toujours resté très, très élevé, la croissance démographique est telle que les jeunes ne trouvent pas de boulot, les problèmes de fond ne sont pas réglés. Et certains pays, comme le Mali, sont à la dérive, et l’aide internationale vient avec des projets calqués sur ce qui se fait ailleurs.
Comment expliquez-vous que la transition démographique n’ait pas lieu, dans le Sahel ?
Il y a un problème économique de fond. Les enfants, c’est la sécurité sociale et la retraite, la grande tradition de la main-d’œuvre pour la récolte. Et c’est un problème de fierté. Les infrastructures de santé sont défaillantes, il faudrait des matrones qui distribuent la pilule ou des implants. Il y a le fait religieux. Les bailleurs de fonds n’osent pas se lancer là-dedans. Et depuis Bush, on interdit aux agences de travailler dessus. Les deux meilleurs démographes de la Banque mondiale sont partis tout de suite après. Il n’y a d’ailleurs pas d’expérience de planning familial réussie dans les zones rurales pauvres musulmanes, sauf au Bangladesh.
On a réussi au Maghreb…
Au Maghreb, l’urbanisation, l’éducation des filles, la circulation avec les pays européens et la disponibilité des contraceptifs ont aidé, mais ça a pris 30 ans. Et en Asie du Sud-Est, 35 ans. Mohamadou Issoufou (le président du Niger) voulait revenir en 5 ans à 3 % de croissance démographique, ce n’est pas possible. Le problème, c’est que l’impact d’une politique démographique à 5 ans est nul, à 20 ans, il est marginal. C’est à 35 ans qu’il est majeur. Alors, pour un président qui pense à 5 ans… En 2035, on est à 42 ou 45 millions d’habitants pour le Niger selon la transition ou non, en 2050, à 60 ou 89 millions. Mais même 60 millions, on ne sait pas où les mettre.
Bref, le Sahel est un baril de poudre.
La situation est terrifiante. Ça se dégrade plus vite que ce que je pensais.
Un nouveau tir de missile nord coréen est intervenu ce mercredi 29 novembre, le régime de Pyongyang affirme désormais être en capacité de frapper « la totalité du territoire américain ». Bien que refusée pour le moment par Washington, la proposition chinoise d’un double moratoire: arrêt des essais nord coréens contre arrêt des manoeuvres militaires américaines pourrait elle être tout de même retenue ? Se dirige t on vers une reconnaissance de fait de la puissance nucléaire nord coréenne ?
Jean-Vincent Brisset : Sur le plan technique, ce nouveau tir nord-coréen présente -entre autres- la particularité d’être à la fois plutôt court en portée et très élevé en apogée.
Si les chiffres annoncés sont confirmés, cela voudrait dire que cette expérimentation démontre que la Corée du Nord a réussi à développer un engin qui, tiré sous un autre angle, serait capable d’atteindre le territoire Nord-Américain. Autre nouveauté, cette « démonstration » a été réalisée sans survoler le territoire d’un autre pays. Outre la preuve d’une certaine maîtrise technologique, il s’agit d’un choix politique délibéré, qui permet de bien montrer que seuls les Etats-Unis sont considérés comme des cibles potentielles, et non les voisins sud-coréens et japonais.
Kim Jong Un a désormais prouvé qu’il disposait dorénavant d’un vecteur pour des armes nucléaires qui, même si il reste des doutes sur la miniaturisation et leur capacité à résister au retour dans l’atmosphère, sont elles aussi devenues crédibles après le dernier essai réalisé le 3 septembre 2017. Dans le cadre d’une stratégie de dissuasion du faible au fort, Pyongyang est donc maintenant en position d’accepter un moratoire qui mettrait fin à toute expérimentation balistique ou nucléaire. Les premières déclarations du leader nord-coréen, qui affirme que désormais son pays est devenu un état nucléaire à part entière, vont d’ailleurs dans ce sens. Il est tout aussi probable que Kim ne voudra pas accepter un moratoire unilatéral et qu’il est en position pour négocier des contreparties. La proposition chinoise peut paraître intéressante, mais elle avantage beaucoup plus Pékin que Pyongyang. D’autres compensations sont aussi envisageables, comme l’arrêt de toutes les sanctions et/ou des aides. On imagine mal Washington accepter de telles propositions. Cela serait une reculade et, surtout, serait perçu par certains comme un encouragement à se doter de l’arme nucléaire. C’est pourtant une telle attitude « d’acceptation honteuse » qui a été adoptée quand Israël, le Pakistan et l’Inde se sont dotés d’une force de dissuasion nucléaire. Par contre, la conclusion d’un traité de paix, réclamé depuis plus de vingt ans par Pyonyang, pourrait déboucher sur une solution.
Dans quelle mesure ce refus de Washington peut il également être perçu comme une volonté américaine de se « servir » du cas de Pyongyang pour se déployer militairement dans la région et ainsi endiguer les capacités militaires chinoises ?
Certains observateurs pensent effectivement que les Etats Unis pourraient utiliser le cas de Pyongyang pour justifier un déploiement militaire dirigé contre la Chine. Cette analyse aurait pu se justifier quand le Président Obama parlait de « pivot asiatique » et accompagnait son discours de promesses de renforcement dans la région. Mais on se souvient que le « redéploiement » annoncé est surtout resté au stade de l’annonce et que, vis-à-vis de la Corée du Nord, la position de « patience stratégique » adoptée à l’époque par Washington n’a eu qu’un seul effet, celui de permettre à Kim de finir de mettre au point en toute impunité ses bombes et ses missiles.
Dans les faits, il semble surtout que l’administration américaine pousse dorénavant ses alliés japonais et sud-coréens à dorénavant assumer eux même une plus grande part de leur protection, tant vis-à-vis de Pyongyang que vis-à-vis de Pékin. Le tout à la grande satisfaction du lobby militaro-industriel américain qui trouve là d’excellents clients.
Outre les considérations géopolitiques, il faut aussi relativiser la capacité opérationnelle réelle de dissuasion de la Corée du Nord vis-à-vis des Etats-Unis. Ceux-ci disposent de moyens qui leur permettraient, sinon d’empêcher complètement, au moins de compliquer considérablement la mise en œuvre des moyens dont dispose Pyongyang. D’autre part, on imagine bien que Kim ne peut pas construire un nombre important de missiles et de têtes nucléaires et que, tant qu’il n’y a pas d’attaque massive, les systèmes anti-missiles américains demeurent crédibles.
Au-delà des traditionnels appels à la négociation et de la enième réunion d’urgence du Conseil de Sécurité, il sera très important de suivre les réactions chinoises. C’est en effet Pékin, et non Washington, qui détient le plus de possibilités d’étranglement de Pyongyang, en coupant complètement les approvisionnements en pétrole.
Quelles seraient les conséquences d’une reconnaissance de fait de la nucléarisation nord coréenne ? Quels sont les états les plus à même de prétendre à un tel objectif ?
On est désormais dans un paysage géopolitique où la communauté internationale pourrait admettre que la Corée du Nord soit dotée d’une force de dissuasion nucléaire. Une page serait ainsi tournée et cela conduirait probablement à un apaisement régional. On a déjà accepté le programme clandestin d’Israël et celui, proclamé haut et fort, du Pakistan et de l’Inde. Dans le cas de ces deux derniers pays, une diplomatie frileuse avait même trouvé la jolie formule « d’états non nucléaires détenteurs de l’armement nucléaire ».
Une telle reconnaissance serait un camouflet pour Trump, mais elle ne réjouirait sans doute pas ses adversaires. Parce qu’elle aurait aussi -et surtout- comme conséquence de légitimer des programmes de cet ordre dans d’autres pays. On pense tout naturellement à l’Iran. Mais cela ne concerne pas que Téhéran. Le Japon pourrait développer une capacité très robuste et complète en peu de temps. Sur le plus long terme, on peut imaginer que des pays comme la Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Indonésie, l’Ukraine, le Brésil, l’Afrique du Sud et quelques autres pourraient avoir envie de suivre le même chemin.
Selon Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Iris, le discours du chef de l’Etat « n’a pas d’équivalent dans le passé. »
A Ougadougou, dans la capitale du Burkina Faso, devant des centaines d’étudiants, Emmanuel Macron a délivré un discours sur l’Afrique qui se voulait en rupture avec les pratiques du passé. Tenant compte de la perte d’influence de la France dans ses anciens pré-carrés, il s’est adressé à la jeunesse africaine en se montrant en phase avec ses aspirations. Le chef de l’Etat a-t-il vraiment fait la différence ? Décryptage de Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Iris, en charge de l’Afrique.
Emmanuel Macron avait promis un discours sur l’Afrique qui se voulait en rupture avec ceux de ses prédécesseurs, et notamment de celui de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007. A-t-il réussi?
Sur la forme, sans aucun doute. Il a adopté un ton nouveau, il a parlé en présence d’un chef d’Etat, il s’est adressé directement aux étudiants, il a eu un discours franc. Il a pris le risque d’organiser une séquence de questions-réponses à bâtons rompus avec des étudiants dont on sait qu’ils peuvent le mettre en difficulté. Il s’est défini comme appartenant à une autre génération. Il n’y a pas d’équivalent dans le passé.
Pour moi, c’est un discours fondateur. Il a mis l’accent sur les nouvelles opportunités de la jeunesse, il a eu un discours de vérité sur tous les défis à relever en renvoyant la balle aux Africains eux-mêmes. Il a voulu ne pas être moralisateur même s’il a beaucoup utilisé le « Je veux ».
A-t-il eu des idées neuves ?
Il a énoncé quelques nouveautés. Il s’est détaché de l’approche militaire et interventionniste. Il n’était pas accompagné des grands patrons des grandes multinationales françaises, celles qui sont habituellement au cœur de la relation franco-africaine sur le plan économique. Au contraire, il était entouré de responsables de start-up. Ceux qui le conseillent, réunis au sein du CPA, sont des jeunes membres de la diaspora, des entrepreneurs en majorité. Ce n’est ni Robert Bourgi, ni l’Internationale Socialiste.
Il a mis davantage l’accent sur l’innovation, le numérique et les nouvelles technologies. Il ne parle pas de francophonie au sens strict : chez lui, ce n’est pas la langue française qui s’impose, ce n’est pas le français pour les Africains qui serait une vision post-coloniale, mais un ensemble de langues francophones avec l’apport des différentes manières de maîtriser la langue.
Selon vous, Emmanuel Macron est-il parvenu à rompre avec l’histoire post-coloniale, promesse sans cesse renouvelée, pas forcément toujours tenue ?
La phrase la plus importante qu’il a prononcé sur ce sujet :
« Il n’y a pas de politique africaine de la France ».
C’est une rupture de vocabulaire mais aussi de principes fondateurs.
Sur la forme, il a, selon vous, fait la différence. Sur le fond, y a-t-il réellement des évolutions ?
La rupture est moindre sur différents dossiers. Si la France s’est engagée à augmenter légèrement à 0,5% du PIB l’aide publique au développement pour la fin de la mandature contre 0,37 % aujourd’hui, on est bien en dessous de ce que font la plupart de nos grands partenaires européens qui sont à 0,7% du PIB environ. On n’est pas dans une rupture radicale, en raison, sans doute, des contraintes budgétaires. Sur le plan militaire, Emmanuel Macron cherche à se désengager, les troupes étant sous tension, et à européaniser les dispositifs de sécurité, mais il se heurte à un mur. Les pays européens ont leurs propres priorités et pour l’instant la question de la sécurité reste à la charge de la France.
Sur la question migratoire et du financement du terrorisme, il a développé certains de ses principes (lutte contre les passeurs, les demandes d’asile en Afrique…), mais on n’est pas dans une totale rupture. Enfin, realpolitik oblige, on continue de vendre nos appareils militaires en Afrique, à des dirigeants pas toujours fréquentables. Rappelons également, que si Emmanuel Macron vante les mérites du développement des start-up, paradoxalement, il inaugure le nouveau métro à Abidjan, marché obtenu en partie par les grands groupes français, parce que la France à aider à la mise en place de Alassane Ouattara à la tête du pouvoir.
Emmanuel Macron a insisté pour dire que désormais l’Afrique devait se débrouiller seule et mis les chefs d’Etats africains face à leurs responsabilité. La France peut-elle vraiment se désengager du continent africain ?
La France n’a cessé depuis les années 2000 de perdre des parts de marché car l’Afrique s’est mondialisé et a désormais de multiples partenaires partout dans le monde. C’est une lame de fond et ça ne dépend pas de la France. Les réseaux francs-maçons, ceux de l’Internationale socialiste, ceux de la Françafrique, jouent moins de rôles.
Les relations se sont « décolonisées » sauf dans le domaine militaire. Il y a, là, une spécificité française. La France est le seul pays européen membre permanent du Conseil de sécurité, dès lors que la Grande-Bretagne n’en fait plus partie. La France a toujours considéré que ses accords de coopération militaire avec les pays africains, bien qu’ils aient été modifiés par Nicolas Sarkozy, constituent un lien privilégié. L’exportation de nos armes est directement liée à cette situation, étant donné que nous sommes des grands marchands d’armes et que l’Afrique où il y de nombreuses guerres, fait partie des acheteurs.
De ce point de vue-là, la France continue d’assurer les fonctions régaliennes d’armées africaines qui ne sont pas professionnelles, qui n’ont pas les moyens, et qui dans la grande majorité sont incapables d’exercer leur fonction de sécurité. La France veut s’en tirer, mais on voit bien que c’est difficile car ni les relais africains, ni les relais européens, ne sont prêts à le faire.
Le chef de l’Etat pourra-t-il tenir ses promesses de renouvellement ?
Il y a encore de nombreuses inconnues. Cela dépend beaucoup des reconfigurations politiques actuelles en Europe. Mais cela dépend aussi des décisions africaines. De nombreux responsables politiques africains n’ont pas tellement envie que cela change. Ils ont de bonnes relations avec les grands groupes qui exploitent les ressources minières et pétrolières, avec les Indiens, avec les Chinois, ils s’arrangent avec la corruption, l’optimisation fiscale, la fuite des capitaux… Cela ne changera que si les populations africaines souhaitent que cela change.
Propos recueillis par Sarah Diffalah
Dans le numéro de Marianne, en date du 10 novembre 2017, Manuel Valls m’a violemment attaqué, mettant en cause l’avenir de l’IRIS.
Il déclare, à mon égard : « Je considère, par exemple, que ce qu’écrit l’universitaire Pascal Boniface depuis des années pose un vrai problème. J’ai d’ailleurs saisi les ministres des Affaires étrangères et des Armées qui financent l’IRIS de ce sujet, même s’il ne parle pas au nom de l’Iris. »
Comme le numéro est titré La France malade de l’antisémitisme et l’interview en elle-même J’accuse, cela équivaut à me reprocher de participer à la montée de l’antisémitisme en France. L’affaire est loin d’être mineure. Mais, Manuel Valls ne cite pas un seul de mes propos qui pourrait justifier une telle charge[1]. S’il estime que le problème est grave, il devrait utiliser des citations précises et non pas de vagues accusations infondées.
Sur le conflit israélo-palestinien, j’ai toujours défendu la solution à deux États ; j’ai également toujours mis sur le même plan la lutte contre l’antisémitisme et le racisme antimusulman. Si j’ai tenu des propos antisémites, donc punissables par la loi, pourquoi n’ai-je jamais été judiciairement inquiété ? Ce qui est ici en cause ne peut donc être que mon analyse du conflit au Proche-Orient. Manuel Valls, reprenant le discours de Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), confond non seulement antisémitisme et antisionisme, mais également critique du gouvernement israélien et antisionisme. Il contribue ainsi à importer ce conflit en France, mais, en plus, met gravement en danger la liberté d’expression dont il se targue d’être l’un des défenseurs les plus ardents. Car s’il affirme qu’on a le droit de critiquer Israël, force est de constater que, du fait de la confusion qu’il entretient entre antisionisme, antisémitisme et critique du gouvernement israélien, le droit est pour lui purement théorique.
Au-delà de ma personne, il met également en cause les liens que les ministères des Armées et des Affaires étrangères auraient avec l’IRIS. Or, ce dernier ne reçoit aucune subvention de ces ministères, mais réalise pour eux des contrats, obtenus très souvent après avoir remporté un appel d’offres. L’IRIS reçoit cependant bien une subvention de Matignon depuis 1999, qui a continué à être versée lorsque M. Valls y occupait les lieux… Si mes propos posent un problème « depuis des années », il aurait pu le réaliser lorsqu’il était Premier ministre. Ce n’est pas la première fois qu’il est demandé aux instances gouvernementales de cesser toute relation avec l’IRIS pour punir son directeur et ses positions sur le conflit israélo-palestinien. En 2003, déjà, le président du CRIF l’avait fait. M. Valls prend donc le relais.
L’IRIS a non seulement obtenu un satisfecit pour sa gestion par la Cour des comptes, mais est également régulièrement classé parmi les meilleurs think tanks internationaux. Il contribue au rayonnement de la France
M. Valls propose donc qu’un institut, qui emploie trente personnes, soit mis au banc des services gouvernementaux, parce que le directeur du centre tient des positions qui lui déplaisent. Dans quel type de régime ce comportement est-il possible ? Réalise-t-il la portée de ses propos ? Réalise-t-il celle de ses actes ? Il a commencé à prendre contact avec des partenaires de l’IRIS pour leur demander de mettre fin aux relations qu’ils entretiennent avec ce dernier… C’est proprement hallucinant ! Il est de même inquiétant que de tels propos n’aient déclenché aucune tempête médiatique. Les journaux sont très largement aidés par des subventions gouvernementales. Comment réagiraient-ils si un ancien Premier ministre en concluait qu’ils doivent suivre une ligne définie par je ne sais quelle autorité ?
M. Valls a théorisé à plusieurs reprises qu’« expliquer c’est légitimer ». L’IRIS et moi-même avons au contraire une vocation pédagogique affirmée et reconnue. Sans le réaliser, il reprend à son compte le slogan franquiste de José Millán-Astray « Mort à l’intelligence, viva la muerte ! »
Pour quelles raisons M. Valls a-t-il opéré un tel virage politique ? Pourquoi, depuis longtemps, a-t-il établi une hiérarchie dans la lutte contre les différentes formes de racisme ? Je n’en sais rien, mais ce qui est certain c’est qu’il s’éloigne à grande vitesse de Michel Rocard – dont il se réclame -, qui a toujours défendu l’indépendance de l’IRIS et la mienne, pour s’inscrire dans les pas de Joseph McCarthy, qui n’est pas une référence recommandable en démocratie.
[1] Tout comme Marianne n’a pas pu publier une seule photo de moi en présence de Tariq Ramadan, alors que j’étais accusé dans le numéro précédent de faire partie de ceux qui lui ont « dressé un tapis rouge » en France.
Les résultats ont pris de court de nombreux commentateurs. C’est finalement la France qui a remporté l’organisation de la Coupe du monde masculine de rugby qui se déroulera en 2023. Au-delà de ces résultats, c’est l’importance qu’a pris le sport dans l’action politique française à l’international qui est à souligner. Pour nous éclairer, le point de vue de Carole Gomez, chercheuse à l’IRIS.
Après avoir remporté l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques à Paris en 2024, la France a été désignée hier comme pays hôte pour le Mondial de rugby prévu en 2023. Le sport serait-il devenu un nouveau bras armé de la France à l’international ?
La désignation de la France à quelques semaines d’intervalle pour l’organisation de deux grands évènements sportifs peut donner l’impression de la désormais toute puissance de la France en matière d’accueil de ce type d’évènements. Il est important, à mon sens, de nuancer ce constat pour plusieurs raisons. D’une part, cette double attribution est un hasard du calendrier et s’inscrit dans un temps beaucoup plus long que l’on a tendance à oublier. D’autre part, le sport reste encore aujourd’hui un sujet, un domaine qui n’est pas encore complètement « pris au sérieux » dans différents secteurs. Toutefois, et c’est là une grande source d’espoir, on commence depuis une dizaine d’années à voir émerger une prise de conscience par les autorités publiques, par les partenaires privés de l’importance que peut avoir le sport, sur le plan économique évidemment, mais aussi sur le plan diplomatique ou encore sociétal. Cette évolution s’est notamment traduite par la formulation d’une diplomatie sportive française à part entière par le ministère des Affaires étrangères en 2013 et avec la nomination d’un ambassadeur pour le sport, chargé de faire vivre cette nouvelle forme de diplomatie.
La France restait sur une série d’échec, principalement en matière de candidatures à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Un bilan a été fait, des leçons ont été tirées et une nouvelle stratégie a pu être mise sur pied. Les résultats aujourd’hui récoltés sont le fruit de ce travail, long, patient, et qui a encore beaucoup de chemin à parcourir pour convaincre certains du potentiel que peut avoir le sport au sein d’une société.
L’accueil de grandes compétitions sportives montre également qu’un véritable savoir-faire français s’est développé en matière de propositions, mais aussi d’accueil et d’organisation. Sans être exhaustive, d’ici à 2024, la France accueillera en 2018 l’Euro féminin de handball, la Ryder Cup, en 2019, la Coupe du monde de football féminin, puis la Coupe du monde de rugby en 2023 et enfin les Jeux olympiques et paralympiques en 2024. Cette succession montre que le sport gagne une place de plus en plus importante au sein de l’agenda sportif du pays, mais plus globalement dans l’agenda politique.
Le choix de la France s’est apparemment fait à l’encontre des recommandations de la World Rugby qui avait placé l’Afrique du Sud comme favorite. Le lobbying et la politique ont-ils été les atouts décisifs de ces derniers jours ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de remettre en perspective la phase de candidature française et de ne pas se limiter aux quinze derniers jours. Lancée à l’été 2016 par le précédent président de la Fédération de rugby, Pierre Camou, puis reprise en cours de route par l’actuel patron de la Fédération française, Bernard Laporte, cette candidature était opposée aux candidatures irlandaises et sud-africaines. Sur le papier, le dossier français était de grande qualité, reposant sur des infrastructures existantes, avec la mise en avant d’un savoir-faire en matière d’accueil, d’organisation de grands évènements sportifs. La réussite de l’Euro 2016 notamment était un peu l’illustration de ce que pourrait être le projet.
Face à la France, les candidatures irlandaises et sud-africaines mettaient également en avant l’importance du rugby dans leur pays respectifs, le symbole que cela pouvait représenter et la qualité de l’accueil proposé. L’Irlande plaçait dans cette candidature beaucoup d’espoir, étant la seule candidate à ne jamais avoir organisé cette compétition. Avec une campagne débutée très tôt, Dublin avait mis sur la table 6,5 millions d’euros pour mener sa campagne. L’Afrique du Sud, quant à elle, lancée assez tardivement dans la bataille, arguait notamment de l’importance de refaire passer la Coupe du monde par le pays, qui ne l’avait accueilli qu’une seule fois en 1995. Cela aurait également permis de refaire vivre pour une compétition internationale les infrastructures développées pour la Coupe du monde de football de 2010.
Du point de vue du dossier, la France était, sur le papier, plutôt bien placée pour obtenir cette attribution. Pourtant, le 31 octobre, coup de tonnerre avec la publication d’un rapport de recommandations, rédigé par 6 cabinets d’audit et la World Rugby (la fédération internationale de rugby), désignant l’Afrique du Sud devant la France et l’Irlande. Comme jamais cette recommandation n’avait été contredite par les votes pour l’attribution finale, ce rapport, certes consultatif, revêtait donc un enjeu considérable pour les concurrents. Face à ce rapport, la réaction française n’a pas tardé avec plusieurs communications du comité d’organisation et où Bernard Laporte n’a pas hésité à tacler la World Rugby sur certains points, par voie officielle mais aussi par voie de presse. Bien que la World Rugby ait balayé ces remarques, les critiques également formulées par le comité de candidature irlandais ont rajouté un peu plus d’incertitudes quant à ce rapport.
C’est donc avec cette remise en cause des conclusions du rapport, d’un lobbying intense, selon les propres termes de Bernard Laporte, et de la réaffirmation du projet français que Paris a réussi à renverser le rapport de force. L’équipe française portant la candidature a porté un intérêt tout particulier sur les nations et confédérations émergentes, ce qui, au vu des votes estimés, a été une stratégie très largement gagnante.
Il est intéressant de noter que cette victoire de la France est, a contrario, une défaite pour le Président de la World Rugby, Bill Beaumont, qui n’avait pas masqué son soutien pour la candidature sud-africaine. Il sera donc intéressant de suivre avec attention l’évolution de cette situation au sein de la fédération internationale.
Le mondial de rugby est une compétition beaucoup moins rentable pour la World Rugby que ne l’est la coupe du monde de football pour la FIFA. Est-ce à dire que l’attribution de l’organisation de cette compétition fonctionnerait selon la « diplomatie du chéquier » ?
Il serait complètement réducteur de n’envisager cette victoire que par le seul aspect économique. De plus, comparer l’organisation de la Coupe du monde de rugby masculin avec son homologue du football, en termes de rentabilité, n’est ici pas pertinent. En revanche, il est indéniable que la proposition française reposait, en plus du projet sportif et sociétal sur un argument financier non négligeable, argument forcément entendu par la World Rugby, qui dépend très largement du succès des Coupes du monde organisées. Ainsi, la France s’est engagée à reverser 407 millions d’euros (171 millions en matière de droits d’organisation et 236 en frais d’organisation). Parallèlement à cela, la Fédération française a estimé ses recettes à environ 500 millions d’euros. Alors que le nombre de licenciés (masculins) en France est en chute libre, l’accueil de la première des compétitions devrait permettre de remettre un coup de projecteur sur ce sport et de redresser les effectifs. Il est en revanche intéressant de noter que le rugby féminin, reste, quant à lui, stable, très probablement aidé par les bonnes performances du XV féminin, comme lors de la précédente coupe du monde de rugby, organisée en 2017 en Irlande.
En outre, le choix final porté sur la France peut aussi être interprété comme une façon pour la World Rugby de se prémunir contre des critiques très largement adressées à son homologue de la FIFA et du CIO, contre les dépenses trop importantes effectuées en matière de grands évènements sportifs.
Il faut, pour vous, considérer le blé comme élément essentiel de l’analyse géopolitique. Que voulez-vous dire par là ?
Nous occidentaux avons oublié que le blé, banalisé sur nos tables, est plus précieux que le pétrole à l’échelle du monde et du temps. Le pétrole est un enjeu depuis 150 ans, le blé depuis 10 000 ans ! Les grandes ruptures dans le monde ont toujours eu un rapport au blé, que ce soit l’expansion d’Athènes, qui était une ville sans blé, le développement de Rome, la Révolution française, qui a suivi la guerre des farines et l’exaspération de la dîme, impôt sur le blé… Dans l’histoire plus récente, la stratégie de l’Allemagne nazie incarnée par l’opération Barbarossa était sous-tendue par l’idée de mettre la main sur les terres fertiles du bassin de la mer noire, quant aux accords signés entre l’Égypte et Israël en 1979, ils ont pu aboutir en partie parce que Kissinger a menacé l’Égypte de fermer le robinet à blé.
C’est encore vrai aujourd’hui ?
Plus que jamais ! La demande mondiale va croissant, portée par la démographie, les changements de mode de vie qui font que le monde consomme de plus en plus de pain. 3 milliards de personnes consomment du blé chaque jour. Mais dans la mesure où 95 % du blé mondial est produit dans 16 pays, les autres sont très dépendants des exportations. Et elles sont vitales, car les pénuries créent de grands troubles politiques. Les printemps arabes ont débuté parce que la sécurité alimentaire n’était plus assurée ! Le blé est vital pour la stabilité politique de nombreux territoires. C’est pourquoi les pays producteurs, et notamment l’Europe des 28 qui est la première zone de production mondiale, doivent avoir conscience de leur responsabilité. Parler de circuits courts dans le domaine des céréales n’a aucun sens. La déglobalisation agricole n’est certainement pas à préconiser pour le calme de la planète. Considérer le blé comme un produit de circuit long, c’est avoir conscience qu’il est un gage de paix, de stabilité et d’aide au développement pour tous les pays qui dépendent des importations. Garantir les flux de blés vers l’Afrique, le bassin méditerranéen, c’est un moyen de limiter les grandes vagues migratoires.
La France a-t-elle son rôle à jouer dans cet équilibre ?
Oui. Car la France est la seule puissance nouvelle qui ait émergé depuis deux siècles pour ce qui est de la culture du blé. N’oublions pas que notre pays n’était pas alimentairement indépendant jusqu’à l’après-guerre et qu’il a dû à l’ambition européenne non seulement de le devenir, mais aussi de dégager des surplus qu’elle peut exporter. Près de 60 % de notre production est vendue à l’export. De plus, cela a durablement façonné nos paysages et notre image touristique : 10 % de la France sont couvertes de champs de blé, ce qui lui donne cette identité visuelle si aimée à l’étranger.
C’est un élément capital de cette diplomatie économique que la France essaie de promouvoir…
Oui. Le blé est un produit parfait pour valoriser nos produits, étendre notre influence économique de manière vertueuse. D’autant que notre géographie rend la logistique facile et que nous disposons de ports efficaces. Pour ce qui est de favoriser la paix dans le monde, cela a plus de sens de vendre du blé, même par petits tonnages qu’un Rafale. En cumul, les exportations de céréales françaises représentent l’équivalent de deux Airbus par semaine ! D’une certaine façon, en permettant à des populations dépendantes de se nourrir de leur travail, les céréaliers français peuvent se considérer comme des Casques bleus !