Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Vincent Bignon propose une analyse de l’ouvrage de Hans-Werner Sinn, The Euro Trap: On Bursting Bubbles, Budgets and Beliefs (Oxford University Press, 2014, 380 pages).
Hans-Werner Sinn, président de l’institut de recherche en économie (IFO) à Munich, analyse ici comment l’architecture économique et monétaire de la zone euro a modelé la crise des dettes souveraines. Le titre du livre fait donc référence à la croyance de l’auteur, pour qui la zone euro fut un piège pour ses pays membres. Dans cet ouvrage polémique et partial, Sinn argumente que la crise vient des excès d’endettement accumulés par des États peu vertueux et permis par les bas taux d’intérêt causés par leur entrée dans la zone. La raison en est une gouvernance publique défaillante. Pour Sinn, la crise a touché des pays dotés de gouvernements ayant choisi d’utiliser les marges de manœuvre créées par l’adoption de l’euro dans des dépenses publiques improductives ou de réductions d’impôts. Il estime que les efforts de compétitivité n’y ont pas été faits – contrairement à l’Allemagne – si bien que, comme dans la fable, ces pays furent fort dépourvus quand la crise fut venue. Les calculs de Sinn lui font penser que leur compétitivité est trop dégradée, et requiert des ajustements majeurs. Il plaide donc pour l’adoption de réformes structurelles et critique la politique de l’eurosystème, qui retarderait leur mise en place.
Sinn est un économiste international, d’où les défauts et qualités du livre. Il apporte un éclairage informé quant à l’impact potentiellement déstabilisant des afflux de capitaux, leur effet délétère sur la compétitivité et la dissection de l’efficacité potentielle des solutions à la crise. L’auteur plaide pour un possible défaut des gouvernements, afin de ne pas contrevenir aux traités européens interdisant les transferts inter-pays. Il pense également que l’architecture de la zone euro doit être réformée pour permettre aux pays de dévaluer dans le but de retrouver leur compétitivité. Cette solution implique la possibilité d’une sortie – temporaire selon Sinn – de la zone euro. Solution hautement irréaliste d’un point de vue pratique. En effet, s’il y eut quelques précédents historiques, toute sortie fut définitive. La lourdeur des procédures légales, les délais de mise en œuvre des réformes monétaires et leurs coûts économiques rendent très improbable la possibilité d’entrer et de sortir régulièrement de la zone. La négligence affichée pour ces questions pourrait avoir pour cause la fougue et la passion de l’auteur.
Le livre choque par son traitement de la politique monétaire en période de crise. Adepte du vieil adage selon lequel tout ce qui ne tue pas rend plus fort, Sinn pense que toute politique monétaire permettant d’étaler les conséquences négatives des chocs macroéconomiques et financiers est un transfert indu et contre-productif, car conduisant à repousser la restauration de la compétitivité. Ce faisant, Sinn fait de la politique monétaire une affaire de moralité. Or en période de crise, celle-ci a surtout pour but d’ajuster le lien entre monnaie et crédit quand la confiance – littéralement le crédit – s’évanouit.
Cet ouvrage sera utile à ceux qui cherchent à comprendre la radicalité parfois affichée outre-Rhin vis-à-vis des autres pays. Sinn est un observateur attentif de la politique européenne, et son livre donne le point de vue, informé mais pas toujours juste, des eurosceptiques allemands. Ses nombreux jugements à l’emporte-pièce, son interprétation trop unilatérale et l’imprécision dans les détails institutionnels empêchent de le considérer comme un ouvrage de référence.
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Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (1/2015). Yves Gounin propose une analyse de l’ouvrage de Georges Courade, Les Afriques au défi du XXIe siècle. Géopolitiques subsahariennes (Éditions Belin, 2014, 318 pages).
En 2006, Georges Courade dirigeait un ouvrage collectif remarquable dans lequel étaient battus en brèche les poncifs circulant sur l’Afrique (L’Afrique des idées reçues, Belin, 2006). Tout y passait, depuis les mécanismes du développement (« L’accumulation est impossible parce que la redistribution est sans limite ») jusqu’à la mémoire controversée de l’esclavage (« La traite négrière est le seul fait des Européens »), en passant par le rôle du groupe (« Le contrôle social est si fort qu’il décourage les initiatives ») et la place des femmes (« Les Africaines sont soumises »).
Dans la même collection dirigée par Rémy Knafou, ce géographe désormais retraité liste les défis à relever et les trajectoires pour le faire. Les premiers sont bien connus. Courade fait la part belle aux défis physiques et humains : l’épuisement des sols, le réchauffement climatique, les pandémies débilitantes, la transition démographique, l’urbanisation anarchique, etc. Il évoque aussi les défis politiques : la constante réinvention des traditions, la difficile acculturation de l’État, la trop lente constitution d’unions régionales, l’ouverture toujours déséquilibrée au monde extérieur, etc. Il trace ensuite les trajectoires qui permettraient à l’Afrique d’accéder à sa « deuxième indépendance » : l’élaboration d’une « citadinité sans infarctus urbain », la sécurisation des titres de propriété, la mise en œuvre d’une authentique politique de décentralisation, l’insertion harmonieuse dans le commerce international, etc.
En 10 ans, l’Afrique a changé. Alors que le reste du monde peine à se rétablir de la crise financière de 2008, elle affiche des taux de croissance insolents : + 5 % en moyenne par an pour le produit intérieur brut (PIB), + 16 % pour les échanges commerciaux. La pauvreté y recule, les conflits s’y font plus rares, une classe moyenne s’y enracine, qui épargne et consomme. Les faits semblent avoir donné raison à l’« afro-optimisme » revendiqué par Georges Courade et son équipe en 2006.
Si l’Afrique va mieux, va-t-elle bien pour autant ? À trop combattre l’« afro-pessimisme » qui a longtemps prévalu, les tenants de l’afro-optimisme courent le risque symétrique de gommer les réalités les moins agréables. Ainsi des défis posés par l’urbanisation. L’Afrique comptait une seule ville atteignant le million d’habitants à l’époque des indépendances (Ibadan) ; il y en a aujourd’hui une trentaine. Et le taux d’urbanisation ne dépasse pas encore les 40 %. Pour qui connaît les embouteillages dantesques de Nairobi ou de Dakar – avant la construction de la « Senac » –, sans parler des conditions de vie effroyables dans les bidonvilles de Kibera ou de Makoko, il est clair que l’Afrique est encore loin des niveaux économiques du monde développé. Pour qui investit ou commerce sur le continent, sous la menace incessante d’une inspection ou d’un redressement, pour une règle que l’on a sciemment violée ou involontairement ignorée, l’Afrique mérite encore sa place aux derniers rangs des classements de Doing Business ou de Transparency international. Pour qui souhaite se déplacer dans le Sahara ou dans le nord du Cameroun, sous la menace des coupeurs de route, des djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou de Boko Haram, l’Afrique n’est pas encore le Danemark.
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