Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Norbert Gaillard, économiste, propose une analyse de l’ouvrage de Ivar Ekeland et Jean-Charles Rochet, Il faut taxer la spéculation financière (Odile Jacob, 2020, 240 pages).
Ivar Ekeland, ancien président de l’université Paris-Dauphine, et Jean-Charles Rochet, professeur d’économie à l’université de Genève, analysent les effets néfastes de la spéculation, listant les diverses mesures destinées à lutter contre ce qui est devenu l’un des principaux fléaux de notre capitalisme financier.
La première partie du livre étudie l’emprise croissante de la spéculation sur nos sociétés et montre comment les grands épisodes de spéculation de ces derniers siècles ont contribué à créer et détourner des techniques financières de leur utilité économique fondamentale. La « tulipomanie » des années 1630 permet de développer les contrats à terme. 80 ans plus tard, John Law popularise la monnaie fiduciaire et le titre au porteur. Dans les décennies 1990 et 2000, c’est la titrisation qui alimente les excès d’endettement des entreprises et ménages américains. Les ingrédients de la spéculation sont souvent les mêmes : dérégulation financière, innovation technologique et politique monétaire expansionniste. On comprend mieux que ces vingt dernières années aient été marquées par un essor sans précédent de la spéculation, comme en attestent l’automatisation des échanges, le boom des marchés dérivés et des transactions à haute fréquence (THF), la prolifération des cryptomonnaies, et la financiarisation des matières premières et de la nature.
La deuxième partie expose les avantages et inconvénients de la spéculation. Celle-ci facilite la découverte des prix, répartit plus efficacement les risques, finance les innovations et coordonne les anticipations. Les arguments contre la spéculation sont qu’elle déstabilise les marchés, accroît le « court-termisme », et surtout amplifie les comportements moutonniers, ce qui finit par empêcher de révéler le juste prix des actifs. Ekeland et Rochet en concluent que la spéculation nuit de plus en plus au bien-être social. C’est donc assez logiquement qu’ils avancent leurs propositions pour la réduire.
Après avoir rappelé que les mesures fiscales pesant spécifiquement sur l’activité financière – comme la taxe Tobin et la taxe sur les transactions financières (TTF) – sont difficiles à mettre en œuvre, ou susceptibles d’engendrer des distorsions, les auteurs mettent en avant deux propositions. Ils envisagent de supprimer les exemptions à la TTF et d’étendre son application à tous les marchés dérivés et de devises. Néanmoins, les banques trouveront sans doute le moyen de contourner cette taxe. Par conséquent, la préférence des auteurs va à l’instauration d’une microtaxe sur toutes les transactions électroniques, présentant de nombreux attraits : son assiette serait très large, son taux très faible (moins de 0,5 %), sa transparence la rendrait socialement acceptable, et elle ponctionnerait plus les classes aisées que les classes populaires. Autre point crucial, elle diminuerait le nombre d’opérations purement spéculatives tels les achats/ventes multiples intra-journaliers et les THF.
L’ouvrage, particulièrement clair et convaincant, ne manque ni d’esprit ni d’humour. Les cinéphiles apprécieront les références au très bon film Le Sucre (1978) de Jacques Rouffio, qui illustre à merveille les engrenages spéculatifs.
Norbert Gaillard
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Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2021 de Politique étrangère (n° 1/2021). Michel Pesqueur, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Adrien Schu, Demain, la guerre ? Étude sur le risque de guerre entre les États-Unis, la Chine et la Russie (Le Bord de l’eau, 2020, 192 pages).
Rédigé par un chercheur, Adrien Schu, qui lui apporte sa rigueur scientifique – en témoignent ses très nombreuses références –, sous la direction d’un observateur des facteurs d’insécurité internationale, le général Jean-Marc Laurent, cet ouvrage a pour objectif de s’interroger sur les risques de guerre entre les trois grandes puissances nucléaires (États-Unis, Russie et Chine) alors que la période de stabilité post-Seconde Guerre mondiale semble s’achever.
La première partie décrit le contexte géopolitique actuel en partant du constat que la compétition entre les grandes puissances est de retour. Indiscutable depuis la fin de la guerre froide, l’hégémonie américaine est aujourd’hui contestée par la Russie et la Chine. Ces deux États, qualifiés de révisionnistes par l’auteur en ce sens qu’ils cherchent à modifier l’ordre international établi depuis trente ans, considèrent que l’hégémonie américaine est une menace pour leur sécurité et la survie de leur régime, tant sur le plan militaire (élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, OTAN) que normatif : les valeurs véhiculées par les États-Unis (démocratie, droits de l’homme) sont sources de déstabilisation pour ces régimes autoritaires. De plus, alors qu’ils cherchent à reconquérir la place qu’ils estiment leur être due sur le plan international et régional, ces deux États voient les États-Unis comme un obstacle à leurs ambitions.
Pour les auteurs, si elle est contestée, l’hégémonie américaine demeure, tant son avance technologique et son arsenal militaire sont grands. Cependant, si cette suprématie militaire reste incontestable au niveau global, elle l’est moins au niveau régional. Si les États-Unis devaient intervenir localement, leurs forces seraient diluées, et la Russie et la Chine ont les moyens de contester la puissance américaine dans le haut du spectre au niveau régional dans leur sphère d’influence.
La deuxième partie de l’ouvrage analyse la stabilité de l’équilibre nucléaire entre les trois puissances. Les innovations technologiques en matière de précision et de détection pourraient remettre en cause leurs capacités de frappe en second (pilier de la dissuasion). De même, les initiatives américaines dans le domaine des frappes conventionnelles rapides, ou de la défense anti-missile, inquiètent la Russie et la Chine qui répondent en modernisant et développant leur arsenal, la Chine menant en parallèle une réflexion doctrinale. Malgré tout, les auteurs prévoient le maintien de l’équilibre actuel à l’horizon 2030.
La troisième partie est consacrée au risque de guerre régionale limitée. En écartant les concepts de guerre hybride et de zone grise, l’ouvrage s’appuie sur la théorie de la stratégie indirecte du général Beaufre pour expliquer les raisons et les modalités d’action de la Chine et de la Russie. Elles agissent d’une part en utilisant leur faible marge de manœuvre pour avancer leurs revendications révisionnistes sans susciter de réaction de Washington. D’autre part elles pourraient tenter de dissuader une intervention américaine par l’emploi coercitif d’armes nucléaires ou en développant leurs capacités de déni d’accès.
Dans leur conclusion, les auteurs évoquent le débat américain sur la stratégie à adopter face aux agissements de la Russie et de la Chine : défensive ou offensive ? Au bilan, un livre qui apporte une vision claire, quoique quelque peu optimiste, sur la supériorité américaine, et les enjeux stratégiques pour les dix prochaines années.
Michel Pesqueur