Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Fabrice Arfi et Karl Laske, Avec les compliments du guide. Sarkozy-Kadhafi, l’histoire secrète (Fayard, 2017, 400 pages).
Avec les compliments du guide propose une série de vignettes sur les réseaux d’influence opérant au sommet de l’État français et connectant les rôles stratégiques aux mouvances exogènes susceptibles de leur assurer un avantage quelconque. Immédiat ou différé. L’enquête s’articule en cinq parties, avec 39 chapitres plus ou moins longs.
Elle évoque d’abord les rapprochements entre l’équipe de Nicolas Sarkozy et le régime libyen durant la période 2002-2006. Viennent ensuite des développements plus pointus, portant sur la campagne présidentielle de 2007, les démonstrations d’hospitalité subséquentes et leurs projections sous-jacentes, le retournement de situation de 2010-2011, ainsi que les pressions et contre-pressions auxquelles se livrent certains acteurs confrontés aux questionnements à éclipses de la justice française.
La richesse de l’ouvrage vient de la quantité des précisions étayées et datées y figurant. Fabrice Arfi et Karl Laske ont digéré une masse considérable d’informations et su construire un narratif vivant, assimilable par le lectorat non spécialisé. On y trouve des inserts biographiques (Ziad Takieddine, Alexandre Djouhri…) évocateurs. L’angle mélodramatique n’est pas négligé, mention étant faite des « cadavres exquis » qui émergent ici et là, et qui auraient valeur de rappels au silence d’après les deux auteurs.
Cet ouvrage se présente au total comme un texte sérieux, persuasif sur bien des points. Ce qui n’a rien de rassurant pour le devenir des institutions gaulliennes ou ce qu’il en reste… Peut-être la présentation des sources documentaires aurait-elle pu gagner en limpidité. Que dire par exemple des extraits de documents administratifs éclairant tel ou tel point saillant ? Préciser les conditions d’accès à telle ou telle pièce sensible aurait permis de dissiper toute interrogation sur les interférences de certains décideurs haut placés et leurs motivations auto-intéressées.
Plus généralement, l’analyse manifeste une nette propension à se focaliser sur le blâme. Si le texte d’Arfi et Laske contient une part de vérité, il faut observer que les chaînes de responsabilités s’étendent bien au-delà du petit cercle désigné dans l’ouvrage comme source d’interrogations récurrentes. Si inflexions non conformes du système de pouvoir il y a bien eu, elles n’ont pas fait irruption en 2002. Et elles n’ont pas proliféré dans un vide institutionnel. Concrètement, le type de « dispositif d’influence » décrit dans l’ouvrage ne peut se maintenir et prospérer que si toutes sortes de rôles secondaires lui apportent assistances logistiques, acquiescements de cour, validations géopolitiques, emballements d’égos et enrobages juridiques.
De ce point de vue, le lecteur concerné aiguisera sa réflexion en confrontant cet ouvrage avec d’autres publications récentes, tel l’ouvrage de Vincent Crouzet, Une affaire atomique (Robert Laffont, 2017). Il en tirera d’intéressants éclairages sur le stock de justifications croisées auxquels recourent les détenteurs d’enjeux en présence, de manière à se donner bonne conscience et bonne contenance.
Jérôme Marchand
Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère
(n° 2/2018). Le lieutenant-colonel Serge Caplain, chercheur au sein du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par François Lecointre, Le soldat. XXe-XXIe siècle (Gallimard, 2018, 448 pages).
Quelle est l’essence même du métier de soldat ? Qu’est-ce qui unit ou dissocie le combattant de Camerone et le militaire français engagé aujourd’hui dans l’opération Sentinelle ? C’est en un sens la question posée par cet ouvrage, recueil de textes issus de la revue Inflexions. Cette revue a l’ambition de « participer au débat intellectuel autour de problématiques centrées sur l’action militaire », en associant « praticiens et théoriciens, français et étrangers, civils et militaires ». C’est ainsi que les témoignages et réflexions de 18 auteurs – philosophes, historiens, sociologues, médecins et officiers – ont été réunis dans cet ouvrage sous la direction du général François Lecointre, aujourd’hui chef d’État-major des armées.
Chaque contribution apporte une pierre à l’édifice toujours en construction de la compréhension de l’identité militaire. Le soldat est dévoilé dans sa singularité complexe : celle de sa mission faite de « servitude » et de « grandeur » comme l’écrivait Alfred de Vigny, incluant « la mort comme hypothèse de travail », et qui oblige les militaires à entretenir des valeurs et des idéaux peu en adéquation avec l’hédonisme consumériste de leur époque. Le malheur du soldat est de ne pouvoir se nourrir que de l’affection d’une Nation qui ne lui offre en retour qu’« indifférence bienveillante ».
Dans la première partie, il est question de la quintessence de l’état de « soldat ». Le courage s’y révèle une vertu glorifiée entre toutes, exigence de l’esprit qui vient compléter celle du corps. Cette double exigence, chantée et valorisée dans toute l’histoire militaire, est avant tout ce qui permet au soldat d’affronter en conscience sa responsabilité morale et légale. La deuxième partie – « au combat » – aborde le « pouvoir exorbitant de donner la mort », avec les questions morales et éthiques qui se posent au combattant, et au chef. La guerre est l’empire des émotions : l’empathie qui permet de comprendre amis et ennemis, la joie dans la victoire et dans certaines banalités du quotidien, et la peur, toujours présente, qu’il faut canaliser et utiliser. Le chef, quant à lui, se révèle tiraillé entre la ferme sérénité qu’il est nécessaire d’afficher et les doutes qui l’assaillent sans cesse. Ainsi, dans un monde de technologies, le soldat cultive et défend sa fragile humanité, condition nécessaire pour assumer son rôle avec déontologie et efficacité. La dernière partie évoque le sujet délicat du « retour au monde civil », bien éloigné géographiquement et culturellement du domaine de la guerre. Si l’antimilitarisme semble avoir vécu, la société peine à reconnaître un soldat incompris.
Le côté pluridisciplinaire de l’approche rend cet ouvrage des plus intéressants, psychologues et historiens apportant le recul nécessaire aux témoignages vibrants et concrets des officiers. On regrettera pourtant une approche trop orientée vers l’armée de Terre, et plus spécifiquement vers l’infanterie. Aviateurs, marins, officiers des appuis et du soutien sont les grands absents de ces réflexions. Pour autant, le lecteur averti comme le profane trouveront là toute la matière nécessaire pour comprendre la spécificité militaire, et faire en sorte que le soldat ne soit plus un « inconnu ».
Serge Caplain